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  1. Quand passent les cigognes

    novembre 17, 2012 by Jacques

    Réalisé par Mikhail Kalatozov
    Avec
    Tatiana Samoilova, Alexei Batalov, Alexander Chvorine

    Penchés au garde-fou d’un pont sur la Moskova étale sous un ciel lumineux mais lourd, chantant une comptine au passage d’un vol de grues sous les nuages, gambadant et sautillant d’un cœur joyeux comme l’ écureuil entre les arbres d’une promenade, mimant une marelle sur les bandes routières, et, jusque dans l’escalier majestueux du logis, Veronika et Boris encore étudiants, folâtrent amoureusement dans les rues de Moscou par un bel après-midi de Juin 1941. «Quand passent les cigognes» emmène le spectateur dans une sarabande d’images dont le tempo narratif tour à tour léger ou dramatique étincelle et caractérise le film de Mikhail Kalatozov.

    La capitale offrant aux amoureux son espace urbain comme terrain de jeux, brutalement doit barricader ses principaux édifices publics de plots d’aciers défensifs, quand l’Allemagne envahit l’Union Soviétique le 22 Juin, contraignant chacun à une prise de position. Boris et Stepan son ami proche, s’engagent dans l’armée rouge, habités par une volonté patriotique qui bouleverse toutes les perspectives individuelles.

    Enrôlé pour le front, Boris marche au pas, au point de ralliement sans apercevoir sa jolie fée Véronika qui pourtant court à sa recherche, le long des grilles de la gare, bousculant la foule innombrable de ceux qui se disent adieu. Par quels prodiges la caméra se défait-elle de tous les obstacles pour soutenir une amoureuse au désespoir!

    Alors que pleuvent les bombes sur le logis où ils sont seuls, le cousin Mark musicien planqué, amoureux de Véronika la poursuit de ses assiduités jusqu’à ce qu’elle succombe, hébétée, épouvantée et dépassée par les événements, le fracas des obus, les vitres brisées, l’obscurité génératrice d’angoisse. Mortifiée par cet instant d’abandon, elle épouse son séducteur pour se punir de sa coupable trahison.

    A Smolensk, Boris recherche pour son bataillon encerclé par les Allemands une issue, dans la boue d’un marécage, portant sur le dos un frère d’arme blessé et boxé un peu plus tôt pour ses supputations graveleuses sur la photo de la sublime Véronika, quand une détonation le couche sur le dos: aux yeux du mourant, les nuages suggèrent alors le voile de la mariée et le défilé d’une noce rêvée en images mentales se projette dans son ultime refuge, le ciel.

    A l’arrière, Mark qui anime au piano les soirées friponnes d’apparatchiks embusqués, est chassé par son épouse dégoûtée de tant de veulerie égocentrique quand d’autres compatriotes à la guerre «perdent bras et jambes».

    A l’hôpital Fiodor, médecin chef, père de Boris qui a recueilli Véronika, houspille un blessé désespéré par la défection de sa fiancée, en proférant que la trahison de l’épreuve du temps est la marque «des cœurs d’artichaut» indignes des héros soldats.

    Cette diatribe qui a la force expiatoire de la tirade de Raimu dans «la femme du boulanger» achève de déstabiliser la jeune infirmière, héroïne culpabilisée prête au terme d’une course folle le long du ballast à se jeter sous un train, filmé en parallèle dans son angoissante progression, quand un enfant perdu sans sa mère, qui manque de périr sous les roues d’un camion, la détourne de son geste, ouvrant la perspective d’une rédemption au service de plus meurtri que soi.

    Au retour des soldats victorieux, Véronika en larmes cherche dans la foule son fiancé disparu mais Stépan lui confirme la cruelle vérité et juché sur un wagon harangue la foule de ses concitoyens de propos emplis d’espérance mobilisatrice: la jeune femme apaise sa douleur en distribuant ses fleurs à la cantonade et reçoit l’hommage céleste d’un vol de grues gracieux, image de la fragilité revenant à la vie. l’expérience de la tragédie peut aider parfois à se reprendre en mains.

    Sans jamais succomber à l’hagiographie particulière des films de propagande soviétique, quand passent les cigognes s’attache au destin d’une famille moscovite dont le parcours promis au bonheur individuel et à la réussite sociale se heurte de plein fouet aux réalités tragiques de l’invasion allemande, métamorphosant tous les comportements, des plus dignes aux plus lâches. Le classicisme de la dramaturgie, son romantisme aussi sont ici sublimés par la narration cinématographique et son travail d’orfèvrerie, du cadrage des espaces urbains valorisant le scénario, le jeu et la désinvolture prénuptiale, les ruines, la boue, la mort, au rôle du mouvement utilisé comme le ressort du suspense, courses croisées du train et de la jeune femme, marqueur d’un temps joyeux avant guerre, accéléré dans les cœurs lors des départs et des retours et suspendu dans la mort. Il en va également ainsi du vol des grues du début et de fin, symbole d’espérance (la traduction du mot russe n’était pas indiquée pour le titre du film). Une telle maestria digne d’un autre maître du cinéma, Orson Welles, a valu à son auteur la palme d’or au festival de Cannes en 1958. Une palme qui aurait du ouvrir à l’héroïne aux traits si purs une carrière internationale plus légitime que celle de tant de beautés fardées de vanité.